Quand Peter Von Poehl annonce la préparation d’un nouveau disque, je passe par trois phases.
Phase 1 : je frétille comme un chipiron dans une fricassée. J’ai chaud.
Phase 2 : je replonge dans ses précédents opus avec extase.
Phase 3 : je prends un mégaphone pour crier dans les bois. Car le monde doit savoir.
Maintenant que tu sais, ami lecteur, je ne vais pas tartiner une nouvelle fois sur lui, parce que je t’ai déjà tout dit le 25 mars 2012, le 21 mars 2013 et le 26 septembre 2013. J’ai même créé un tag à son nom. Causons plutôt musique baroque, si tu veux bien. Pourquoi? (voir mon propos introductif). Le baroque, par Midas! Me voilà donc partie en train de divaguer sur le faste de cette période historique. Sur la beauté des instruments anciens et la vibration sensuelle des airs de clavecin. De délirer sur les noces fracassantes de l’exubérant et du divin, dont le baroque célèbre glorieusement la toute puissance. Corelli a marqué ma découverte du baroque, à l’âge tendre où je butais sur les cahiers de la méthode Paganini (= peau de vache). La Follia m’est restée telle une balise dans le brouillard de la jeunesse passée (à massacrer Paganini, Corelli et tant d’autres). Vrai, je crois que je l’ai encore dans les doigts vingt ans après. Allez va Arcangelo, je ne te hais point.
L’ère baroque marque l’apogée des règnes somptueux. Un en particulier. Splendeur d’un temps où un jeune monarque de droit divin se dresse tel un astre au dessus des mortels. À Versailles vers 1670, les bons plaisirs du Roi Soleil changent habilement une horde de courtisans en un troupeau de ruminants satisfaits. Jean-Baptiste Lully, avec son titre de surintendant de la musique du Roi, le sait mieux que quiconque. À lui seul revient le privilège d’amuser la galerie (des glaces), éventuellement assisté de Molière quand il est d’humeur. À force de travail et de ruse, le florentin arrivé à la cour sous le nom de Giovanni Batista Lulli est parvenu à ses fins. Il possède un nom, un titre et s’est taillé la part du lion parmi les favoris du Roi. Son rôle est d’orchestrer les fêtes les plus éblouissantes, pour que le règne de Louis XIV paraisse rien de moins qu’éternel. Perfectionniste et irascible, le maître incontesté du baroque flamboyant est la main de fer dans un gant d’étoffe précieuse. Le Roi danse, la Cour marche au pas cadencé sur une double croche pointée. Lully est bien l’expression artistique du pouvoir absolu. Pourtant, je reste subjuguée par son éclat infaillible.
Et que serait le baroque sans Vivaldi? Durant le premier tiers du 18ème siècle à Venise, le « prêtre roux » est une véritable rock star. On se bouscule pour le voir et surtout l’entendre. Difficile d’imaginer que la fin de l’ère baroque et l’arrivée des classiques le feront basculer dans l’oubli pendant des siècles. Pourtant, peut-être le sais-tu, on ne l’a ressuscité qu’au début du siècle dernier, pour la BO d’un film américain. Violoniste virtuose et intuitif, il travaille vite et prodigieusement bien. Sonates, concertos, opéras, le Stabat Mater… Ses déluges de cordes marquent à jamais la façon d’écrire la musique. Sans Vivaldi, pas de Jean-Sébastien Bach (il est si admiratif du recueil de concertos qui lui tombe entre les mains qu’il essaie de les transposer au clavecin). Sans Bach, pas de Mozart. Sans Mozart, pas de Bethoven ni de Schubert. Pas de Wagner. Pas de Debussy ni de Camille Saint-Saëns (comment? Pas de Carnaval des Animaux ni de Danse Macabre?) Pas de Stravinsky, de Gershwin, de Prokofiev, de Beatles ni de Pink Floyd. Pas de David Bowie, de Kraftwerk, de Depeche Mode ni de Rammstein, bordel !
Tu connais comme moi la musique d’attente des laboratoires d’analyses médicales. Je veux parler du premier mouvement des Quatre Saisons de Vivaldi (Primavera). Je ne vais pas te pomper l’air avec quelque chose que tu as déjà entendu des dizaines de fois (avec ou sans le pot d’urine entre les mains). Je préfère t’offrir un extrait des Quatre Saisons réécrites pour le 21ème siècle par Max Richter. Le compositeur germano-britannique a adapté le joyaux du baroque italien à nos oreilles post-modernes tout en respectant scrupuleusement sa structure. C’est aussi surprenant qu’un bon vieux risotto revu et corrigé par Thierry Marx. Au menu du jour, le troisième mouvement de l’Estate qui évoque le tumulte des orages dans la lourdeur de l’été. C’est aussi bien d’écouter la version originale après.
La musique de Vivaldi a contribué au rayonnement de la Sérénissime. Elle respire le confort et l’aisance d’une République stable de près d’un millénaire, riche, cultivée, abritant une extraordinaire floraison d’artistes. Le faste d’une période glorieuse avant le déclin fatidique. Une aria de Vivaldi, c’est un moment en dehors du temps. C’est aussi un exercice périlleux pour une soprane. Par chance, Anna Prohaska en maîtrise toutes les colorations. D’ailleurs, elle adore Schubert et Rammstein. Je te l’ai dit : tout est lié !
Et les anglais dans tout ça? En 1692, Henry Purcell compose Music for A While : une œuvre originale en quatre mouvements, pour ténor ou contreténor. Au siècle dernier, Alfred Deller a contribué à faire renaître ce compositeur jusqu’alors réservé à une poignée d’initiés. Le tout avec une aisance déconcertante, sans s’épuiser à des heures de vocalises qu’il jugeait rébarbatives. Une grande voix et une belle âme. Forcément, je tombe raide. Comme tant d’autres sont tombés avant moi, à commencer par Peter Von Poehl. Et quand Alison Moyet décide de reprendre Dido’s Lament avec son timbre grave, elle nous transmet toute l’émotion de Purcell dans un style qui nous est nettement plus contemporain et accessible. Si tu es curieux, ami lecteur, Jeff Buckley s’est également livré au même exercice à l’occasion d’un festival, en 1995. When I am laid in Earth a une beauté intemporelle.
J’aime qu’un artiste revendique aujourd’hui le baroque comme influence majeure. C’est un style qui a toujours le don d’inspirer. Il n’y a qu’à se laisser porter. L’Orfeo de Monteverdi. Les Indes Galantes de Rameau. Sarabande de Friedrich Haendel, véritable machine à tubes en son temps (Kubrick ne s’y est pas trompé pour son Barry Lindon). Et Jean-Sébastien Bach, toujours imité mais jamais égalé, dont la mort en 1750 marque la fin de la période baroque. Mince, je n’ai pas le temps d’en parler…
Allez, un bonus parce que c’est toi. A toi de jouer Francesco darling.